L'Eau qui dort

2019

L'Eau qui dort est une série de dix-neuf cartes postales adressées à l'Eau où, sous prétexte de questionner ma phobie de la mer, j'explore les thèmes de l'adolescence, la sexualité et le rapport au corps et au genre.

Exposition à la PINK EXPO du festival Pink Screens 2019 (Cinéma Nova, Bruxelles).

Dix-neuf photographies argentiques « ratées » format A6 paysage (105x148 mm) prises par mes sœurs et moi pendant nos vacances d'enfance à la plage avec des appareils prêts-à-photographier (« jetables »). Typographie : Cormorant (Catharsis Fonts).

Ça fait longtemps, n'est-ce pas ?

Beaucoup d'eau a coulé sous les ponts.

Je ne sais pas très bien pourquoi je choisis de t'écrire maintenant. Je crois qu'aujourd'hui j'ai besoin de comprendre ce qui s'est passé entre nous, entre moi.

Je laisserai ces lettres à la pluie qui boit l'encre, à l'œil tranquille des lacs, aux marées à fleur de sel et aux remous des rivières.
Comme tout le monde je suis née dans les eaux secrètes que ma mere berçait entre ses flancs. Te souviens-tu que l'heure venue il fallut m'arracher de toi à la force du scalpel, moi qui ne voulais pas te quitter ?
J'ai toujours voulu retrouver ton étreinte. La mer du Nord roulait sous les dunes et moi je roulais sous les vagues, les yeux rouges : tes eaux n'étaient pas salées avant que je naisse.

Elles ne le sont que depuis que tu pleures notre séparation.
Je n'ai jamais aimé les piscines. J'avais soif des eaux saumâtres de la baie d'Authie, des lacs glacés du Massachussetts, des torrents de montagne au goût de pierre moussue. Je buvais la pluie langue tirée, celle qui battait la banlieue parisienne et le sable gris des plages de Berck, je mangeais la neige du temps où elle brûlait encore décembre.
Plongée dans les profondeurs je me voulais ondine. Dans mon dos éclaboussé de soleil flottaient les longs cheveux souples que je rêvais d'avoir. Sous la surface, le grondement sourd du ressac me protégeait du bruit du monde. Du sable en volute comme la poussière d'or dans une chute de lumière.
Quand je ferme les yeux, je retrouve dans le creux des poumons les secondes douloureuses où tu as voulu me garder à jamais.

Enfant je pensais à la mort avec délice. J'avais mené ma vie comme le Petit Poucet, je la finirai comme Virginia Woolf, les poches pleines de cailloux.
Je finissais par émerger toute hébétée de toi.

J'avais des doigts de mille ans.
L'eau du bain n'était jamais assez chaude. Je faisais couler grand la douche pour vivre la mousson. J'explorais mon corps que je comprenais de moins en moins et finissais par m'endormir, abrutie par la chaleur.

En sortant de la baignoire, l'humidité à couper le souffle brouillait mon reflet dans le miroir.

Tant mieux.
J'ai comparé les courbes de ma mere à mes angles graves. J'ai vu l'eau en elle quand moi je m'asséchais. J'ai compris que j'étais vouée au sable, rejetée sur le rivage. Le temps a passé en moi parce que j'étais sablier.
Mon corps se changeait en pierre et j'ai appris à le détester. Là où la souplesse de l'eau s'accomode de tout, les muscles du roc réclament une dureté que j'étais incapable de vouloir.

J'ai grandi maigre comme le calcaire.
D'où naît la peur ? Te souviens-tu du jour où je n'ai plus pu, du jour où de la mer je n'ai plus accepté que l'écume sur mes pieds, terrifiée à l'idée de me plonger en toi ?
Ce jour-là j'ai arrêté de pleurer, trop seche. J'ai gardé l'eau en moi comme un trésor de larmes.
Incapable de pleurer j'ai préféré la pluie. J'avais le cœur plus grand quand sous l'orage s'exhalait le sang des pierres.
Le sang des pierres est devenu le mien. J'ai commencé mon éducation à la poussière, comme tous les hommes depuis le premier. J'ai écouté le chaud chuchot de la terre sous mes pas, j'ai plongé mes mains dans l'humus noir des forêts bleues, dans le sucre de canne des dunes mobiles. J'ai dormi dans les déserts de roches et de lune.
J'en ai traversé, des plaines arides, des plages brûlantes qui faisaient grève, des montagnes où même les nuages se pétrifiaient. Il fallait te pister, souterraine, cueillir au passage les grappes de rubis sous leurs paupières craquelées. Je m'endormais bercée par le murmure des cavernes, l'oreille posée sur la poitrine des garçons.
Je me souviens du jour où mon trésor de larmes m'a été volé, où mon cœur a éclaté net dans sa gangue. J'ai creusé la terre à en hurler, les mains rougies par la haine et la soif, jusqu'à ce que soudain tu jaillisses, ta caresse glacée sur mes doigts gourds comme un pardon qui grelotte. Je me souviens du jour où j'ai voulu creuser ma tombe, et que j'ai creusé un puits.
Qui a apprivoisé qui d'abord, je ne sais pas le dire. La terre s'est mise à vivre. J'ai suivi les rivières en marchant sur la berge, j'ai traversé les fleuves en sautant de roche en roche. Tu n'avais jamais cessé de battre en moi. Les pierres paraissent plus brillantes dans le cours du ruisseau.
J'ai suivi tes méandres qui irriguaient ma soif, curieuse de ce qui naissait de tes écailles. J'ai regardé éclore les bois tendres et fredonnants, les prairies emperlées de rosée, les roseaux qui ploient et les iris des marais, le seigle des mers et le panicaut bleuté. Les dunes blanches étaient coiffées d'oyat.
J'ai coupé mes cheveux. J'ai accepté la volonté de la terre et les rêveries de l'eau ; de leur union naît le limon fertile. J'ai fait mien ce corps de glaise, pauvre gosse aux pieds d'argile.

Quand je te rends visite, je reste sur le rivage. J'ai encore trop peur de couler à pic, de me dissoudre comme la craie.

Mais c'est promis : un jour, je reviendrai.

Car je suis fille de la terre et fils de l'eau.